Au départ de cette histoire, il y a ce tweet du journaliste Marc Rees (@reesmarc), exposant à la lumière l’un des arguments commerciaux d’un logiciel destiné à espionner les PC, en l’occurrence “savoir si mon fils est gay”.
Le tweet de Marc Rees
Immédiatement, je clique sur le lien pour constater par moi même la dégueulasserie de cet éditeur de logiciel qui, en plus de commercialiser un truc donc l’usage est illégal, utilise des arguments de vente indirectement mais clairement homophobes. Je ne m’étendrais pas d’avantage sur ceux-ci car ce n’est pas l’objet de ce billet. Pour réagir à ce tweet, j’écris dans la foulée :
Tout à fait sciemment, je traite donc l’homophobe rédacteur d’enculé. Dans mon esprit c’est une marque de profond mépris, mais aussi évidemment réthorique, ironique. L’arroseur arrosé, l’homophobe sodomisé. Aurai-je du faire un dessin ? Visiblement oui, car ce n’était pas clair pour tout le monde.
Un premier twittos, Benjamin (@benjamin_t_) m’interpelle donc ainsi : “Sinon, « enculé » est toujours une insulte homophobe hein.”
Je mentirais si je disais que je n’avais pas imaginé qu’on puisse me reprocher l’utilisation de cette insulte, mais je ne pensais pas que le tropisme de certains aille jusqu’au refus de la moindre explication de texte de ma part. Il aurait fallu que j’efface mon tweet et que je présente mes excuses. Pas question. Ce n’est pas à la communauté gay que j’adresse cette insulte, mais à un salopard d’éditeur de logiciel.
Dans les écoles, on pratique l’explication de texte. En cours de français, notamment, cela consiste à sortir du contexte de sa condition de lecteur pour se plonger dans celui de l’auteur afin de saisir le sens donné in fine à tel mot, telle phrase. Mais puisque le sens de mon tweet n’est pas saisi, je l’explique à mon contradicteur qui me rappelle que je n’ai pas supprimé mon tweet : “oui, car c’était ironique”.
Dans cette fin de non recevoir, je lui explique en creux pourquoi je ne pense pas devoir être sa cible. J’ai utilisé une insulte qu’il considère uniquement comme homophobe et dans laquelle je vois, moi, un autre sens.
Pour moi, son caractère homophobe serait constitué si je l’employais à dessein, contre une personne dont je n’ignorerais rien de l’homosexualité et dans le but de la blesser. Or, je l’emploie contre l’auteur (je présuppose qu’il s’agit d’un homme en n’écrivant pas “enculé-e”, je me demande si l’accusation d’homophobie m’aurait été portée si je ne l’avais écrite qu’au féminin…) d’une page qui manipule les clichés et tient des propos clairement homophobes. Parmi les sens que l’on peut trouver à ce mot et que les dizaines de dictionnaires en ligne publient, le Larousse écrit : “Terme d’injure grossière pour marquer le mépris que l’on a de quelqu’un.” Il est vrai que la version en ligne du Larousse ne considère pas d’autre sens à ce terme, autocensure totalement crétine. Aussi, je peux me référer à la manière dont le définit le très universitaire Centre national de la ressource textuelle et lexicale : “Injure adressée à une personne considérée comme méprisable, sotte, dénuée de courage”.
Sur un site, j’ai même lu dans la définition que ce mot était comme une ponctuation dans certaines région de France, mais là je crois que c’était pour rire. Bref, je comprends que enculé peut être ressenti comme une insulte homophobe, mais c’est aussi un mot largement employé pour dire autre chose que son sens premier.
Benjamin est homosexuel et le revendique dans sa bio Twitter. Je ne peux pas me mettre à sa place, j’ignore s’il a souffert du regard des autres ou d’ostracisme sur sa sexualité, mon propos n’est en tous les cas pas de l’offenser. Mais le double sens ou la nuance ne sont pas acceptés. En tenant ce propos, je ne vaux “pas beaucoup mieux que le site en question”, m’explique Benjamin. Dès que tu prononces un mot déplaisant à certains, tu deviens donc ce que tu dénonces. C’est ce tropisme militant qui me les brise. Menues.
Je n’ai aucune envie de pousser la justification plus loin, mais entre temps, Benjamin a déjà sonné le rappel auprès de ses followers (ironiquement, quand Hanouna pas content, lui aussi faire ainsi). Hop, un petit coup de name dropping qui va bien :
Je vous passe ce qui suit. Je suis certain que celles et ceux qui se sentent offensés le sont de bonne foi. Mais aucune de ces personnes n’a envie de chercher à comprendre la nuance. Sur la base d’un mot lâché, le centre de la discussion s’est déplacé du site que je dénonçais à qui je suis. Et là, c’est fou comme sur les réseaux sociaux, tout le monde veut t’expliquer ce que tu es, comment tu devrais t’exprimer pour être compris de tous sans offenser personne (spoil : réduis ton vocabulaire), qui tu es vraiment derrière tes prétendues “bonnes intentions” (le terme a été employé, tout de même), etc. Ce qui est formidable avec certains militants, c’est qu’on est jamais déçu par le sens de la nuance. Comme je suis “pauvre mec blanc hétéro” (je suppose que l’insulte que me porte Benjamin ne s’arrête pas à pauvre mec), je n’ai surtout pas le droit d’employer certains mots, en tous les cas pas celui-ci dans le sens que je veux lui donner. Ma condition telle que supposée par Benjamin doit m’interdire de dire certaines choses.
Forcément, la conversation finit par dévier sur la censure. Je sais que je vais faire un mélange qui sera remarqué (Benjamin joue au Bingo avec ses potes, je l’ai relevé sur sa TL), mais j’assume. Dans la vie, je suis plutôt mesuré et il suffira de vérifier parmi les 22 300 et quelques tweets que j’ai déjà publiés en huit ans que je ne nuance rarement mes propos qu’envers les racistes, xénophobes, homophobes, sexistes et tout ce qui n’accepte pas la différence quelle qu’elle soit ou veut s’imposer à l’autre par la force.
Alors je poste la photo de Tati avec sa pipe que la RATP avait jugée bon de censurer. Pour éviter les tracas et de tomber sous les fourches caudines des anti-tabac – dont les plus ultras sont rarement tendres à la vue d’un truc qui se fume – comme l’expliquait Télérama à l’époque, la société avait d’elle même opéré une modification sur une photo, comme ceci :
Jacques Tati et sa pipe, photo retouchée par la RATP (capture Télérama)
Un autre Twittos, Samuel Bréan (@YosemiteBailey) entré lui aussi dans la conversation (pas dans mon sens) me demande si je vois vraiment un rapport entre la retouche de cette photo et l’objet du débat.
Évidemment, je réponds censure et autocensure et fais un indigeste mélange des genres entre cette pipe effacée et ce mot que je devrais me retenir d’employer dans le sens que je veux parce que ça choque certains membres de la communauté LGBT. Ceux qui veulent que je les comprenne refusent de chercher à me comprendre :
Il y a très longtemps de cela, alors que je travaillais pour un groupe de presse qui éditait des journaux dont certains étaient dédiés aux jeux vidéos, l’association Familles de France ne manquait jamais une occasion d’envoyer ses lettres d’avocats lorsqu’elle jugeait qu’on faisait l’apologie de la violence ou que sais-je alors que les rédacteurs ne faisaient que leur boulot de chroniqueur ou testeur. Évidemment personne n’a jamais cédé à ces injonctions. Je cherche à expliquer à mes contradicteurs que la censure pour la censure (ou l’autocensure en l’occurence) n’est que rarement le bon choix.
De façon assez “amusante”, une autre discussion sur Facebook m’a mené ce même jour a expliquer pourquoi j’étais contre l’écriture inclusive. Si vous ne savez pas ce que c’est, il y a un manuel pour ça. En gros, certain(e)s féministes aimeraient voir s’imposer le double genre dans tous les pluriels à l’écrit (mettre du “é-e-s” partout en gros), ce qui à mon sens revient d’abord à accuser tout ceux qui ne s’y plierait pas de sexisme ou d’atteinte aux droits des femmes. Notre langue est riche de la distinction des genres et a établi une règle d’accord au masculin-pluriel pour les gérer lorsque plusieurs sont mêlés dans la même phrase. Aujourd’hui, “on” voudrait mettre des ponctuations à la place, comme il faudrait remplacer les ph par des f au prétexte que, oh mon dieu, c’est compliqué le français. Bah oui, c’est compliqué le français, mais l’écrire dans ses règles n’est pas sexiste à mon avis. Même que les mots peuvent avoir plusieurs sens (compliqué, il faudrait l’interdire !) et que la réthorique permet d’en donner davantage encore (encore trop compliqué, interdiction aussi !).
Ce sens de la nuance a probablement contribué à imposer durant très longtemps notre langue comme celle de la diplomatie moderne (“moderne”, ça remonte à Louis XIII tout de même), quand a été envisagé à un moment qu’inverser les choses en se parlant d’abord pouvait éventuellement être préférable à l’option se mettre sur la gueule d’abord. Parce qu’on peut dire une chose à la place d’une autre, aller chercher le dernier sens d’un mot pour que comprenne qui pourra. Aujourd’hui, on préfère de plus en plus au français un anglais globbish dont on voit où il peut mener certains qui n’ont plus que good ou bad à leur vocabulaire. Je digresse, mais vous allez comprendre pourquoi.
Le mot que j’ai employé n’est pas interdit par la loi (en fait il l’a été au temps ou les SS la faisaient, la loi) et ne constitue pas automatiquement une injure homophobe lorsqu’il est prononcé. Une injure, oui. Homophobe, pas forcément.
Ironiquement, il m’a gentiment (façon de parler) été proposé d’autres mots à employer à la place. Par exemple, Nobody (@Lou_lalicorne) qui suggère “enflure”, “enfoiré” ou “raclure de chiotte” (les scato n’ont rien à opposer, c’est bon ?).
Ce qui ne manque pas de sel là dedans ? C’est que dans plusieurs dictionnaires, enflure et enfoiré sont retenus comme synonymes possibles pour enculé. Je n’invente rien :
Capture de Lexique des insultes
Mais “comme le mot n’a pas d’origine homophobe”, m’explique Nobody, j’ai le droit de le dire en remplacement de l’autre.
Intellectuellement, je trouve que ça devient compliqué, voire tordu. Ces mêmes personnes qui me refusent le droit d’employer un mot dans un sens qui existe (“marque de mépris”) préfèreraient que j’en emploie un autre dont l’un des sens est celui qu’on reproche au premier. Vous suivez ? On me dit en creux, “si tu veux traiter quelqu’un d’enculé, traite-le d’enflure ou d’enfoiré. Ça veut dire la même chose mais comme on ne le sait pas forcément, ça t’as le droit”. Je n’aurais donc le droit d’utiliser un mot à sens multiples que si celui-ci est dûment visé par la censure de la communauté militante ? Du coup je suggère : “Vous avez raison. En fait, celui qui a rédigé ce texte n’est qu’un pauvre bougre.” Vous trouvez que je deviens subitement gentil ? Curieusement, ici personne ne relèvera le double sens.
Or, j’ai précisément appris ce même après-midi dans l’autre fil de discussion évoqué plus haut qu’un “bougre” est étymologiquement un sodomite et, par extension, une personne méprisable (à une époque où on n’aimait pas les bulgares).
Pile poil comme enculé. Eh oui, dire de quelqu’un “c’est un bon bougre” c’est proférer une insulte homophobe, ou dire son mépris. Et là, même Nobody ne pourra pas venir t’expliquer que le mot n’a pas d’origine homophobe. Mais Nobody ne relève pas, personne ne relève. Pourtant, “bon bougre”, c’est de l’essence pour la diplomatie. C’est faire croire qu’on est sympa alors qu’on profère une insulte potentiellement dégueulasse et qui vaudrait de se faire expliquer la vie tout un après-midi sur Twitter.
Mais pour ça, encore faudrait-il se donner la peine de chercher à comprendre le sens d’un mot dans une phrase écrite par quelqu’un d’autre dont on tolèrerait qu’il puisse avoir un référentiel différent du sien.
Edit : correction de quelques fautes, merci Fabienne