Hovasse: "Il n'y a pas eu de défenseurs de Hugo parmi les grands auteurs"
Par Marc Riglet, publié le 22/02/2012 à 15:00 , mis à jour le 17/02/2012 à 11:36
Jean-Marc Hovasse est le grand spécialiste français de Victor Hugo. Et pour les 150 ans des Misérables, il revient sur les coulisses du chef-d'oeuvre. Rencontre.
Jean-Marc Hovasse, normalien, agrégé, docteur ès lettres, est l'" hugolien " de notre temps. Chercheur au CNRS, il dirige le Centre d'études des correspondances et journaux intimes de l'Université de Bretagne et, par ailleurs, il est l'auteur d'une " monumentale ", comme on dit, biographie de Victor Hugo. C'est un maître livre. A la mesure de la démesure de son sujet. En 2001 est publié, chez Fayard, le premier tome, Avant l'exil, 1802-1851, 1 366 pages. La suite est promise pour 2002, un siècle qui a deux ans, une "date convenable", comme le suggère, pince-sans-rire, le biographe. Las, il faut attendre 2008 pour se jeter sur le deuxième tome, Pendant l'exil, 1851-1864, 1 286 pages. Il tarde de savourer le troisième. On parle de 2015, le bicentenaire de Waterloo. C'est bien long. Mais notre patience sera sûrement récompensée.
Les misérables sont publiés en 1862, au terme d'une longue gestation. Pour mesurer l'importance de l'événement, il faut sans doute revenir aux origines, au moment où le titre du livre projeté n'est pas encore Les misérables mais "Les misères".
Il y a eu, en effet, deux vagues de rédaction. La première commence très nettement avant l'exil, en 1845, et se termine en février 1848. Là, pour cause de révolution et de barricades, le travail est arrêté. C'est d'ailleurs assez piquant, car, dans son roman, Victor Hugo en est justement à évoquer une révolution et des barricades mais ce sont celles de 1830 ! En 1848, donc, il s'interrompt et ne reprendra son ouvrage que douze ans plus tard. Pourquoi ? Il y a d'abord une explication rationnelle, disons historique : la révolution. Hugo y participe et puis, surtout, il devient un homme politique à plein-temps et arrête d'écrire.
Voilà pour l'interruption. Mais si l'on revient au début, en 1845, dans quelles circonstances Victor Hugo entreprend-il d'écrire ce livre qui donc, dans un premier temps, doit avoir pour titre "Les misères" ?
Le point de départ est presque burlesque. En 1845, il n'a plus rien à prouver. Il est devenu académicien, pair de France, il peut espérer être ministre. Comme Chateaubriand, son modèle. Bref, il est au sommet. C'est là que, peu de temps après sa nomination à la Chambre haute, il est surpris en flagrant délit d'adultère avec la femme du peintre Biard, une jeune femme qu'il avait rencontrée peu de temps auparavant. Là, tout s'écroule. Etant pair de France, il ne peut pas être emprisonné, mais il est obligé de se cacher. C'est à ce moment-là - ce n'est peut-être pas la raison déterminante mais c'est en tout cas une des raisons, et Sainte-Beuve s'amuse à dire que c'est la raison principale - qu'il se met à cette grande oeuvre, à laquelle il avait déjà pensé auparavant, on en a des traces. Mais le début de la rédaction, c'est cela : il s'enferme chez lui, pour ne plus en sortir, se faire oublier, et commencer la rédaction de ce livre des "Misères".
Peut-on dire que, dès 1845, Victor Hugo est sensible aux malheurs du peuple ?
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Oui, bien sûr, déjà énormément. La question sociale le préoccupe. Avant même d'interrompre "Les misères" en 1848 pour les raisons qu'on a dites, il avait donné, à la Chambre des pairs, un "Discours sur la misère" qui avait été fort remarqué.
Reprenons le fil de l'histoire. A partir de 1848, donc, la politique l'occupe tout entier, mais en 1851, c'est le coup d'Etat et l'exil. N'est-il pas à nouveau disponible pour la création littéraire ?
C'est évidemment la question que tout le monde va se poser : pourquoi ne profite-t-il pas de l'exil pour reprendre le roman ? Il s'en explique. D'abord, il estime qu'il lui faut continuer de témoigner contre l'Empire, contre Louis Napoléon Bonaparte. Donc l'urgence, c'est Napoléon le Petit, Les châtiments, Histoire d'un crime. Et puis il dit aussi que, lorsqu'il aura fini avec tous ces ouvrages politiques, il lui faudra "se reposer" dans des vers. Ce qu'il fera avec Les contemplations. Le roman, ce sera pour plus tard.
Pourtant les éditeurs le pressent. Il les fait languir. Et, de toute façon, il y a une formule qu'il écarte, c'est celle du feuilleton. Il n'a, d'ailleurs, jamais accepté que son travail romanesque soit publié sous cette forme.
En effet. En tout état de cause, pour Les misérables, ce n'était pas envisageable. Le proscrit était banni de la presse française. En revanche, pour Les travailleurs de la mer, on lui a proposé un pont d'or pour une publication dans la presse, une somme colossale, au moins aussi élevée que pour Les misérables, quelque chose d'énorme pour un roman pourtant beaucoup plus court que Les misérables. Il a refusé cela. Il était d'accord pour une publication ultérieure en feuilleton mais pas pour une publication d'origine en feuilleton. Pourquoi ? Plusieurs explications sont possibles. La plus simple est qu'il ne veut tout simplement pas écrire sous contrainte. Il se rend bien compte, par exemple, que son grand ami Dumas, feuilletoniste pressé par le besoin, y dilapide son talent. Lui veut être libre. Contrôler son texte. Prendre le temps de le parfaire. Le feuilleton ne permet pas cela.
Il passe donc par un éditeur. Hetzel voit l'affaire lui échapper. Pourquoi ?
Hetzel avait tous les titres pour être l'éditeur des Misérables. Il avait publié Les contemplations et La légende des siècles. Mais il a jugé qu'il n'avait pas les reins assez solides pour Les misérables. Il trouvait que la somme demandée par Hugo, 300 000 francs, était trop importante. Il est vrai que c'est une somme énorme. Je me suis un peu amusé - on me l'a reproché - à transposer en euros d'aujourd'hui. En se basant sur son loyer, place des Vosges, cela donne environ 5 millions d'euros !
Finalement, c'est un éditeur belge. Enfin, ils sont deux...
Oui, Lacroix et Verboeckhoven. Ils acceptent tout de suite, alors qu'ils n'avaient pas du tout la somme, ce qui est audacieux. C'étaient de jeunes éditeurs. C'est vraiment un coup de poker.
D'autant que, au-delà de l'engagement financier, ils prennent un risque considérable : celui de voir la diffusion du livre interdite en France.
Ses oeuvres politiques - Napoléon le Petit, Les châtiments... - sont en effet interdites. Mais pour Les contemplations, il a réussi à obtenir, ce qui était très difficile, une publication à la fois à Bruxelles et à Paris. Il a fait jouer pas mal de relations. L'interdiction était menaçante, mais Les contemplations étaient un recueil soi-disant non politique, de tonalité lyrique alors qu'en fait il y a beaucoup de poèmes politiques. Avec Les contemplations, il y a donc un précédent. Par précaution, toutefois, à cette occasion, en 1856, il fait deux éditions, une française et une belge. Si l'édition française tombe sous le coup d'une interdiction, il reste l'édition belge qui permet d'amortir. Avec La légende des siècles, puis avec Les misérables, en 1862, il reprend la formule. Pour Les misérables, il la perfectionne même en choisissant la publication échelonnée. Les misérables seront publiés en trois fois.
Nous parlons là de l'édition grand format, très coûteuse. Aussi, Victor Hugo presse ses éditeurs de commercialiser une édition populaire, plus accessible.
Oui, ses éditeurs le lui promettent mais ils ne le font pas. Victor Hugo en est très dépité. Songez que le prix d'un volume de l'édition originale serait à peu près celui d'un ou même de deux volumes de La Pléiade aujourd'hui. Alors, pour le public populaire, c'est inaccessible. On raconte à l'époque que, pour tourner l'obstacle, des lecteurs s'associent pour acheter un volume, le lisent, puis tirent au sort pour en attribuer la propriété à l'un d'entre eux ! Finalement, Victor Hugo n'aura l'édition qu'il appelait de ses voeux qu'en 1865. Ce sera la grande édition en un volume, illustrée par Gustave Brion, avec des bois gravés, une très jolie édition populaire, beaucoup moins chère, qui sera enfin accessible et qui aura un tirage colossal.
Alors il faut absolument que vous nous racontiez les conditions concrètes dans lesquelles le livre est, comme on dirait aujourd'hui, "lancé". Cela fait vraiment penser au mode de lancement actuel d'un Harry Potter !
Oui, c'est d'ailleurs la première fois que cela arrive. Les jeunes éditeurs belges ont l'ambition de servir le monde entier ! Ils vont donc organiser, et c'est ce qui est vraiment unique dans l'édition, un lancement planétaire, en sortant le même jour dans une douzaine de pays. Parfois, on croit qu'ils le sortent en plusieurs langues mais non : ils le sortent en français ! Ce qui donne une idée de la place du français dans le monde, en ce temps-là ! Du point de vue de la logistique, c'est un tour de force. C'est quelque chose que Hetzel n'aurait pas pu faire. Cela a joué un rôle dans le choix de Lacroix et de Verboeckhoven comme éditeurs.
Nous en sommes donc à la réception. Elle a l'air d'être bonne !
Oui et non. Gros succès de vente, médiocre succès de presse. Les articles sont assez sévères, dans l'ensemble.
Il y a même pire : ceux qui n'en parlent pas, Sainte-Beuve, Mérimée, par exemple.
Oui, les anciens amis, mais il y a aussi des gens dont il se sent proche : Michelet, George Sand qui, comme beaucoup, sont consternés par Monseigneur Bienvenu, l'évêque de Digne. C'est terrible parce que c'est un saint. Or, un saint catholique dans un roman socialiste, c'est trop !
Pour la même raison, la presse catholique, elle, est assez bienveillante.
Finalement, ce ne sont pas, en effet, les plus méchants. Mais on peut penser que Victor Hugo l'a fait exprès. La sortie des premiers tomes perturbe complètement les lignes de clivage habituelles. La plupart des républicains sont consternés, et l'opposition catholique est surprise. Cela va changer avec la publication de la suite. Le fameux article élogieux de Baudelaire ne concerne que les deux premiers tomes. Après, lorsque Baudelaire écrit à sa mère que le livre est inepte - "j'ai montré l'art de mentir", etc. -, c'est en août, et il a lu l'ensemble du roman. Donc certes, il se contredit, mais en même temps, Baudelaire n'est pas du tout le seul dans ce cas. Il faut faire très attention, lorsqu'on se penche sur les articles de réception des Misérables, à la date de l'article, parce que ce n'est pas la même chose. Les quatre derniers tomes notamment sont beaucoup plus politisés, beaucoup plus violents que la première partie.
Vous citez Flaubert : "Le livre est fait pour la crapule catholico-socialiste" et Alexandre Dumas : "Chaque volume commence par une montagne et finit par une souris". Ceux-là le disent après avoir tout lu !
Oui, tout à fait. Il n'y a pas eu de défenseurs de Hugo parmi les grands auteurs.
Mais c'est de la jalousie, de l'envie ?
D'abord, dans le cas de Flaubert, par exemple, il y a l'exaspération d'avoir quelqu'un qui prend toute la place. Cette sortie échelonnée fait qu'on ne parle que de cela pendant plusieurs mois. Flaubert voulait sortir Salammbô, les frères Goncourt lui disent d'attendre. Et Flaubert décale de six mois la sortie de Salammbô, si ce n'est plus - le livre sort à la fin de l'année 1862. Et c'est pareil pour tous les autres ! A l'époque, Flaubert n'était déjà pas n'importe qui. En gros, il y a certainement un sentiment d'exaspération face à celui qui occupe toute la scène. Mais il n'y a pas que cela. C'est très bizarre parce que ce n'est pas très explicable de la part d'un Dumas ou d'une George Sand : ce livre très ambitieux, qui aborde tous les genres, qui englobe tout le siècle, aurait dû leur plaire.
Il faut terminer par l'événement qui est associé à la sortie des Misérables, ce qu'on désigne comme "le banquet des Misérables". Qu'est-ce que ce banquet ?
Le roman marche tellement bien que les éditeurs rentrent dans leurs frais très rapidement. Ils gagnent de l'argent, beaucoup d'argent, par rapport à ce qu'ils avaient prévu. Pour remercier Victor Hugo, ils organisent, en septembre 1862, à Bruxelles, un grand banquet. Les journalistes et les amis de Victor Hugo, venus de toute l'Europe, y sont conviés. C'est un très beau moment ; beaucoup d'entre eux ne l'avaient pas vu depuis son départ en exil en 1851, d'autres ne l'avaient jamais vu parce qu'ils étaient trop jeunes à l'époque. Tous ces gens se retrouvent autour de lui, dans ce grand banquet que Hugo va placer sous le signe de la liberté de la presse. Il prononce un très beau discours. Il y a eu un album photo de l'événement. C'est, en somme, un des premiers grands reportages photographiques. C'est fascinant parce qu'on a l'impression que les participants se ressemblent tous : ils sont quasiment tous barbus et moustachus, ce qui est assez drôle ! Il y a beaucoup de monde. Parmi les jeunes connus, on compte, par exemple, Hector Malot, Théodore de Banville, les fils de Victor Hugo, bien sûr, mais ni Flaubert, ni George Sand, ni Dumas. Une belle affluence, donc, mais pas de célébrités.
Peut-être une dernière question : en 1862, on est encore dans l'Empire autoritaire. Comment la France politique du Second Empire prend-elle cet événement, ce phénomène ?
Le gouvernement a été un peu piégé par la publication en série puisque le premier volume n'est pas très politisé et que le livre se radicalise de plus en plus. Ils ont regretté de l'avoir autorisé. On le sait parce que Charles Hugo tire du roman de son père une pièce de théâtre qui, par peur des manifestations politiques, va être immédiatement interdite.
Pourtant, la proscription avait été levée en 1859.
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Oui, mais souvenez-vous qu'il n'a pas voulu bénéficier de cette mesure. Beaucoup de proscrits sont rentrés en France, lui choisit de rester en exil. Il dit avec force qu'il ne rentrera qu'une fois la liberté retrouvée. Son statut d'opposant politique au régime s'en trouve donc renforcé. Cette position joue, de surcroît, un rôle décisif dans l'écriture des Misérables. C'est en 1860, c'est-à-dire dans sa condition d'exilé volontaire, qu'il la reprend. Aussi bien, pour en revenir à l'immense succès de la sortie du livre, il faut considérer deux choses. Il faut d'abord se rappeler que Victor Hugo n'avait pas publié de roman depuis... trente ans ! Depuis Notre-Dame de Paris ! Et puis, il y a la noble figure de l'exilé volontaire. Le romancier retrouvé et l'opposant irréductible, cela suffit à expliquer la fièvre qui entoure l'événement.